Récit d’un formateur en communication à l’ère du COVID-19
Puisque j’aime m’inspirer de ceux qui savent de quoi ils parlent, j’ai pris l’habitude, durant cette crise du Corona, de faire une promenade quotidienne. Cela me permet de garder mon esprit aussi bien que mon corps en forme. Ce n’est pas une tâche difficile, car j’ai la chance d’habiter dans la plus belle ville du pays.
Dimanche dernier, j’ai donc enfilé mes baskets et pris la direction des quais de l’Escaut, sous un magnifique soleil printanier. Très vite, je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul Anversois à avoir eu cette idée lumineuse. Pour reprendre les mots de Stijn Meuris : « Il y avait du monde à… Anvers ». En évitant soigneusement cyclistes, skateurs et joggeurs passionnés, je me suis dirigé vers le parc Droogdokken, avec l’intention de m’y installer sur un banc en bois face à l’Escaut, un bon livre à la main.
Malgré l’affluence, j’ai remarqué que la plupart des gens respectaient scrupuleusement les règles de distanciation sociale. Cependant, je croisais aussi régulièrement des groupes de jeunes chez qui le message n’avait manifestement pas encore fait son chemin. Je sentais monter en moi une légère irritation, mais je me suis abstenu de leur faire une remarque. Devant moi marchait un couple d’âge moyen, main dans la main, comme c’est autorisé à Anvers. Apparemment, eux non plus n’appréciaient pas la vue d’un énième groupe de jeunes assis sur un muret le long de l’Escaut. La dame du couple a alors décidé de prendre ses responsabilités de citoyenne. Voici la conversation qui s’en est suivie :
– « Vous trouvez ça normal de vous réunir ici, alors que tout le monde sait bien qu’il faut garder ses distances ?! »
– « Mais madame, vous marchez bien main dans la main avec monsieur ? » répondit un des jeunes hommes du groupe.
– « Oui, mais c’est mon mari ! Je ne suis pas entourée de cinq personnes, moi ! »
– « Non, madame, mais moi non plus, je suis simplement assis à côté de ma copine, et nos amis sont bien à un mètre et demi de nous, non ? »
– « Pfff, si vous appelez ça un mètre et demi… Enfin, nous, on fait notre part, mais la jeunesse fait ce qu’elle veut. » affirma la dame avec conviction.
« Les quatre jeunes se sont regardés, visiblement outrés, et ont échangé des sourires légèrement provocateurs (du moins selon mon interprétation). »
La dame a alors attrapé le bras de son mari et, furieuse, s’est éloignée. Je me suis abstenu de tout commentaire, mais le formateur en communication en moi était interpellé. Cette discussion n’avait servi à rien, sinon à échauffer les esprits. L’objectif n’avait absolument pas été atteint.
Un quart d’heure plus tard, j’arrivais enfin au parc Droogdokken, jusqu’il y a peu un trésor caché de la ville, mais aujourd’hui une véritable attraction pour les Anversois. Heureusement, un banc en bois était encore libre – ou plutôt une chaise longue – où je me suis installé avec gratitude, respectant scrupuleusement la distanciation sociale. Un livre à la main, je savourais la brise printanière et la vue magnifique sur l’Escaut. Le tableau parfait, si ce n’est qu’à une vingtaine de mètres sur ma gauche, un groupe d’étudiants internationaux s’était installé. Six jeunes adultes, confortablement assis en cercle, avec trois bouteilles de vin au centre, dont deux déjà vidées. En d’autres temps, j’aurais sans doute observé la scène avec une pointe de nostalgie, me remémorant mes propres années étudiantes. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, cela me dérangeait. Je sentais même une certaine colère monter en moi.
Fort de la conversation que j’avais entendue plus tôt, j’ai décidé d’aller leur parler. Cette fois, cependant, j’allais le faire selon les règles de l’art, car après tout, je suis formateur en communication. J’ai donc pris quelques respirations profondes, affiché un sourire sincère et me suis approché calmement du groupe. Une fois à leur hauteur, je me suis accroupi et leur ai dit :
– « Eh bien, on dirait que vous passez un bon dimanche après-midi, ici. » J’ai fait de mon mieux pour garder un ton neutre. Avant même que je puisse enchaîner, un jeune homme du groupe m’a répondu :
– « Vous n’allez pas encore nous parler du Corona, monsieur, et du fait qu’on est trop proches ? »
Mmm… celle-là, je ne l’avais pas vue venir. Bien que ce jeune homme, que je soupçonnais d’être Espagnol, m’ait répondu calmement et avec respect, j’étais un peu pris au dépourvu. J’ai pris une inspiration et conservé mon sourire.
– « Donc, vous avez déjà été interpellés à ce sujet. Mais apparemment, ça ne vous a pas marqué ? » J’ai accompagné ma phrase d’un sourire détendu.
– « On se fait interpeller toutes les cinq minutes. C’est invivable. Pourtant, on n’embête personne. On vit tous ensemble dans un minuscule kot. Que l’on soit serrés ici ou là-bas, quelle différence ? »
« Ce n’était pas totalement absurde. Je me suis demandé pourquoi je m’étais lancé dans cette discussion. »
J’ai alors tenté une autre approche :
– « Qu’est-ce qui pourrait vraiment vous convaincre de respecter les règles et de garder vos distances ? »
– « Si la police arrive, on partira. Mais en attendant, on reste ici. » répondit le jeune homme, approuvé par ses amis.
J’ai alors joué ma dernière carte : l’émotion.
– « Regardez, je ne vais pas vous dire quoi faire. Mais je veux juste partager une chose. Ma compagne est infirmière. Cette semaine, un jeune homme est mort dans son service. Elle a appris ensuite qu’il avait participé à une fête clandestine. Je comprends que vous vouliez profiter de la vie, mais vous n’êtes pas immortels. »
Le silence s’est installé. Ils ont échangé des regards significatifs.
« J’ai ressenti un mélange de ‘Bien joué, Daniel’ et ‘Mon Dieu, je suis pire que Bono’. »
Quelques instants plus tard, la police est arrivée…